Home»Débats»Extrait n°2 de mon premier livre  »La Gueule de l’Hiver » publié chez Edilivre (France) pages 122-124

Extrait n°2 de mon premier livre  »La Gueule de l’Hiver » publié chez Edilivre (France) pages 122-124

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tayeb zaid

Ce jour-là, il vit défiler devant lui des hommes et des femmes hébétés et stupides que le caïd engueulait avec beaucoup de colère dans la voix et d’agitation dans la main. Il couvrit d’insultes quelques paysans qu’il congédia sans ménagement. Il les somma de vider les lieux avant qu’il ne fasse appel à l’homme armé qui montrait déjà la tête dans l’embrasure de la porte, prêt à entrer en action. Ils le supplièrent de leurs voix affaiblies.
Les femmes l’appelèrent ‘’sidi’’, s’empressèrent de lui baiser l’épaule, lui demandèrent de ne pas les laisser rentrer chez elles les mains vides. Elles lui demandèrent d’avoir pitié d’elles, et des enfants qu’elles portaient sur leurs dos et de ceux qu’elles avaient laissés à la maison. Elles parlaient toutes à la fois, gesticulant de leurs mains osseuses. Malades et affamées, elles faillirent, dans leur précipitation gauche et veule, tomber sur le caïd, comme une ruine, et elles-mêmes tomber en syncope, ou comme un édifice qui s’écroule et s’affaisse sur lui-même après avoir vacillé sur ses fondations. Elles n’avaient plus la force de tenir sur leurs maigres jambes qui tremblaient sous elles. C’était pitié de voir ces femmes en haillons, sans maris et sans soutien, gémir et geindre et hoqueter. Elles n’avaient plus de voix, la seule qu’elles avaient leur était restée en travers de la gorge. Elles n’avaient plus de larmes, leurs yeux s’étaient depuis longtemps desséchés. Elles n’avaient gardé de tout leur être que leur cœur qui palpitait d’un chagrin inconsolable et un corps qui tombait en ruine. De leurs voix étranglées, elles juraient par tous les saints aux coupoles blanches juchées sur les collines environnantes qu’elles n’avaient plus rien à manger. Oui ! Elles n’avaient plus rien à se mettre sous la dent ! Et, joignant le geste à la parole, elles se pincèrent ostensiblement la canine de la mâchoire supérieure avec le pouce et l’index. Pas même de quoi calmer la faim qui taraudait leurs enfants qui n’avaient pas mangé depuis plusieurs jours ! Ils étaient faibles, les pauvres, si faibles qu’ils ne pouvaient même plus avaler le peu de salive qui leur restait dans leurs bouches sèches! Comment pouvaient-elles les nourrir, elles ? Elles étaient des créatures faibles et sans ressources et sans maris pour aller creuser la terre poussiéreuse et aride à la recherche de fécules ou de racines ! Allaient-elles donc mourir ainsi ? Tant pis pour elles, si elles mouraient de faim, mais leurs enfants, qu’avaient-ils fait de si mal pour mourir d’une mort si cruelle ? Ils mouraient, s’ils n’étaient pas déjà morts à l’heure qu’il était ! ! Vêtue d’une belle djellaba blanche et d’un burnous noir qui sentaient l’eau de rose, la tête couverte d’un turban jaune, la barbe bien taillée, les joues roses et potelées, le caïd gardait la tête baissée pendant qu’elles parlaient dans leur langage de la misère qui les avaient frappées et à laquelle elles ne pouvaient pas faire face. Elles attendaient son verdict. Ce n’était pas possible ! Il devait bien y avoir une âme charitable dans le corps de cet homme qu’elles appelaient ‘’Sidi’’, à qui elles n’arrêtaient pas de baiser l’épaule ! Elles ne mourraient pas de faim alors que cet homme avait de quoi les nourrir ! Juste de quoi faire une galette, rien qu’une petite galette ou un peu de couscous pour calmer la faim de leurs enfants ! Ce n’était pas beaucoup, Grand Dieu ! Un demi-boisseau de farine ! Un peu d’huile ! Un peu de sucre ! Les enfants attendaient ! Elles ne rentreraient pas les mains vides ! Ce n’était pas musulman de laisser mourir de faim des enfants en bas âge !
-‘’Yassidi’’, ayez pitié de nous et de nos enfants, disaient-elles en pleurant de leurs voix qui leur restaient en travers de leur gorge étranglée par un profond chagrin. Les paroles s’adressent aux oreilles, les plaintes et les supplications à l’âme. Ces femmes si simples en apparence, dans leurs haillons sales et loqueteux, savaient si bien parler le langage de l’âme. Les montagnes s’écrouleraient, si elles avaient des oreilles et une âme.
Mais, le caïd resta insensible aux plaintes et aux supplications si sincères et aux larmes si généreuses et si abondantes de ces femmes qu’il congédia avec beaucoup de méchanceté dans la voix. Secouées de spasmes, elles s’étranglaient, elles étouffaient. Avec un pan des châles qui leur couvrait leurs épaules osseuses et dégarnies, elles s’épongeaient le front de sa sueur, s’essuyaient les yeux de leurs larmes, se mouchaient bruyamment le nez. Elles étaient à plaindre. Elles étaient au bord du gouffre. Elles étaient dans le gouffre. Elles regardaient les hommes qui, sombres, muets, ténébreux, baissaient la tête. Ils avaient honte de ne pas pouvoir venir en aide à ces femmes dont ils connaissaient les conditions, de ne pas pouvoir intercéder en leur faveur auprès du caïd qui les martyrisait pendant qu’ils le regardaient faire, ni repousser l’adversité qui les avait terrassées et envoyées sous les griffes d’un homme sans cœur, même partiellement, même temporairement, dans l’attente de jours où l’on pouvait trouver quelque chose de comestible à se mettre sous la dent. Eux non plus n’avaient rien, mêmes hommes, ils n’avaient rien. Ni la force pour aider ces femmes dont ils connaissaient les maris quand ceux-ci étaient encore en vie, ou en bonne santé, ni celle de compatir avec elles, de soulager leurs cœurs que le chagrin déchirait. Que pouvaient-ils faire pour elles ? Si seulement le caïd leur donnait quelque chose, ils partageraient avec elles ! Ils avaient un cœur, eux, mais pas de ‘’bons’’ à donner ! Ils étaient tombés encore plus bas que ces pauvres femmes ! Ils se contentèrent de baisser la tête qu’ils sentaient qu’elle allait exploser de l’intérieur. Quelques uns avaient les yeux mouillés, d’autres reniflaient, d’autres retenaient leur colère ou grommelaient entre leurs dents. Une atmosphère lourde s’était établie sur ces paysans venus se faire couvrir de honte pour un misérable ‘’bon’’. Les voici réduits à supplier le caïd, à essuyer ses remontrances et ses insultes les plus méchantes, à voir pleurer de pauvres femmes et à pleurer eux-mêmes comme de pauvres femmes. Ils étaient là, debout, stupides et bêtes, figés et comme frappés par une paralysie qui leur nouait les membres.
Zaid Tayeb

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