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COLONEL MOHAMED MELLOUKI L’AFFAIRE SKHIRAT IIIème PARTIE : LA GROSSE FRAYEUR ET L’EFFET PSYCHOLOGIQUE D’UN… ‘ DÉBROUILLE-TOI !’

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COLONEL MOHAMED MELLOUKI 9/11/2014
LE JOURNAL : LA 2ème LECTURE :

L’AFFAIRE SKHIRAT

IIIème PARTIE : LA GROSSE FRAYEUR
ET L’EFFET PSYCHOLOGIQUE D’UN… ‘ DÉBROUILLE-TOI !’

Dans la nuit du coup de Skhirat, vers minuit, à un moment où les choses semblaient se tasser – voir l’avant-dernier article ‘ Branle-bas à Meknes’- je reçois un appel du lieutenant, commandant la compagnie de gendarmerie de Khenifra, relevant du commandement régional dont j’assurais l’intérim. Il me rend compte que les gendarmes en poste au barrage à l’entrée de Midelt, sous ses ordres directs, ont intercepté deux voitures militaires- je pense des R16- transportant la famille du général Hammou, lequel venait d’être arrêté précisément à Meknes quelques heures auparavant. Ajoutant qu’il y avait deux fusils de chasse dans l’une des voitures. Tout naturellement, j’ai tenu à en informer le gouverneur, Mr L.F, dans le cadre de la collaboration et des échanges d’informations. Un quart d’heure après, environ, celui-ci me rappelle et me lance abruptement : ‘ Ordre du général Oufkir, il faut…les exécuter !’- j’apporte, ici, une précision : au début, c’était le tandem ‘Oufkir- Driss Ben Omar’ qui était conjointement investi des pleins pouvoirs, mais aussitôt après, ce dernier a été écarté, probablement laissé à sa fonction de ministre des PTT. Sur le coup, je me suis senti projeté dans le vide, quelque part dans le cosmos. Tellement abasourdi, je répondis : ‘ D’accord !’. Je mis un temps à reprendre mes esprits avant de penser à appeler l’État-major de la gendarmerie. Je fus heureux d’apprendre que le Lt-colonel A.M, Inspecteur- du coup 3ème rang dans la hiérarchie- s’y trouvait. À peine lui ai-je rendu compte, qu’il m’assomma à son tour. Sur un ton virulent, il me dit tout de go : ‘ Débrouille-toi !’ et raccrocha sèchement.

J’avais cessé de fumer depuis trois mois. Sous le choc, j’ai appelé un gradé, lui tendit un billet et lui demandai d’aller m’acheter des cigarettes. Il me dit qu’il y avait peu de chance qu’il trouvât un kiosque ouvert. Je lui rétorquai : ‘ Alors, tu casses une baraque !’. Il revient quelques temps après, bredouille, et me dit : ‘ Réellement, vous vouliez que je casse une baraque ?’. Je lui répondis : ‘ Et toi, tu penses que je puisse devenir, subitement, délinquant ?’.

Le gouverneur se mit à intervenir incessamment, pour me rappeler l’ordre d’Oufkir. Pour gagner du temps, je lui répondais chaque fois que j’étais en train d’étudier la question. Et chaque fois, je rappelais le Lt-colonel A.M qui refusait de prendre mes communications. Jamais de ma vie, je ne me suis trouvé consciemment face à une situation aussi inouïe, dans une conjoncture aussi exceptionnelle et risquée. Durant des heures, je n’ai cessé d’appeler, parallèlement, le Cdt D.B qui festoyait paisiblement en famille à Marrakech ; me disant qu’après tout, c’était lui le patron régional dont je n’étais que l’adjoint, et que vu l’exceptionnalité de la conjoncture, il se devait d’initiative abandonner la fête et rejoindre son commandement, ou, pour le moins, m’appeler pour s’informer ; le réflexe militaire et l’esprit de responsabilité le commandent. C’était autant ‘compter sur le père Noël’ ; il avait tout simplement coupé, dès le départ, tout contact.

La charge émotionnelle emmagasinée me devenait insupportable au fil du temps. Toute la nuit, j’ai déambulé sans arrêt dans le bureau, implorant Dieu de me venir en aide. Je vais être franc : il me fallait coûte que coûte contrecarrer de toute mon âme cette bêtise humaine incroyable qui menaçait la vie d’une dizaine de personnes innocentes dont j’avais, fortuitement, la responsabilité morale à un moment où, en raison des pleins pouvoirs accordés à Oufkir, tout l’État marocain se trouvait concentré entre les mains de ce seul homme qui avait, du fait, droit de vie et de mort, non seulement sur les militaires mais aussi sur n’importe quel citoyen, pour peu que celui-ci soit accusé à tort ou à raison de n’importe quel prétexte ayant un rapport direct ou indirect, réel ou fictif, avec l’évènement. J’avais également peur pour ma propre peau, mais pas autant que pour ‘ les autres’.

Dieu exauça ma supplique : un peu avant l’aube, le gouverneur va rappeler une fois de plus. Ne pouvant plus tenir, risquant, alors, le tout pour le tout, et emporté par une force divine, je lui ai furieusement lancé: ‘ Je n’exécuterai pas, vous oubliez complètement que, de part mon statut militaire, je ne suis ni sous vos ordres ni sous ceux d’Oufkir’, et lui ai raccroché brutalement le téléphone au nez, après lui avoir lâché dans la foulé un mot acerbe. Probablement déstabilisé par ce mot, et au moment où je m’attendais au pire, il intervient pour la dernière fois pour, ironie du sort…‘ me calmer’, me conseillant de ne pas ‘m’emporter et ne pas me précipiter’. Je lui répondis, toujours sur un ton fort et sec, dans un flot de reproches : ‘ Mais lequel d’entre nous s’emporte et se précipite ? N’est-ce pas vous ? Ne vous rendez-vous pas compte qu’il s’agit de la vie d’innocents jusqu’à preuve du contraire, et que vous voulez me faire endosser une dizaine d’assassinats ?’ L’homme m’écouta sans broncher, se contentant de me répéter à la fin : ‘ calmez-vous, calmez-vous !’

La vérité est que je n’étais pas, pour autant, totalement rassuré. Je pouvais souffler quelque peu, mais l’affaire n’était pas pour autant résolue, le spectre d’Oufkir n’ayant pas disparu. J’eus, alors, subitement, une idée, que Dieu me la pardonne: j’ai appelé, illico, le colonel de la région militaire, qui assurait lui aussi l’intérim après le décès de son chef et l’arrestation de Hammou- voir l’avant dernier article- et je lui ai étalé le plus gros mensonge de ma vie, lui disant que j’avais reçu…ordre d’Oufkir de lui remettre les deux chauffeurs militaires et la famille du général. Contre toute attente, il me crut sur parole, et accepta. Je n’ai jamais regretté ce mensonge. Au contraire, cet épisode est l’une des étapes de ma vie dont je suis le plus fier.

Sur l’instant, il me restait à évacuer la charge émotionnelle: il me fallait bien, pour cela, me défouler sur quelqu’un. Ce ne pouvait être que le lieutenant qui m’avait refilé entre les mains cette sacrée patate chaude. Sur un ton pathétique, je fis mine de le plaindre : ‘ Écoute, cher ami, lui dis-je, j’ai une terrible nouvelle à t’annoncer ; je suis désolé de te transmettre l’ordre d’Oufkir d’exécuter les passagers des deux voitures !’, et raccrochai aussitôt. Je connaissais le lieutenant depuis longtemps, et surtout son inconsistance devant les situations dramatiques où, déjà affublé congénitalement d’une difficulté d’élocution, perdait rapidement les ‘ pédales’ et se mettait à baragouiner, devenant difficilement compréhensible. Comme je m’y attendais tout naturellement, il rappela dans un état quasi hystérique. J’ai plaqué ma paume sur le combiné du téléphone et éclaté de rire. Quand j’ai vu qu’il était essoufflé et ne pouvait plus prononcer mot, je lui ai alors dit la vérité et l’ai chargé de veiller personnellement au transfert sur la garnison, lui enjoignant de prendre une lourde escorte armée d’une ou deux mitrailleuses, pour parer à toute éventualité et assurer coûte que coûte la vie des passagers des deux voitures militaires, et que je le tenais responsable de la bonne exécution de la mission. À l’issue de laquelle, il est passé me voir, et me dit difficilement, encore sous le choc : ‘ Tu as failli me tuer, j’étais à deux doigts de la crise cardiaque’. Je lui ai répondu que ce n’était rien devant ce que j’avais enduré de mon côté. Il a fini sa carrière avec le grade de colonel et la fonction de Cdt de région, avant de décéder il y a quelques bonnes années. C’était un bon camarade, que Dieu ait son âme.

Le Cdt D.B réapparaît le mardi suivant, vers fin de journée, après quatre jours d’absence où il était totalement injoignable. Il me dit qu’il ne pouvait quitter Marrakech, parce que la route était obstruée de barrages. Un fou ne pouvait parler ainsi ; assurément, il me prenait pour un simple d’esprit. Je lui rendis compte dans le détail, de la situation. Sa seule réaction a été : ‘ Ah bon !’- je préfère éviter tout commentaire-. N’ayant pas du tout fermé l’œil pendant ces quatre jours, et grignotant seulement de temps à autres quelques biscuits pour tromper la faim, je suis rentré chez moi tardivement le soir, totalement affaibli, et dînant sur le pouce, je me suis mis au lit à 21 h pour ne me réveiller que le lendemain à 22h, après un sommeil quasi comateux de 25 h. Mais un mental drôlement renforcé, n’obéissant désormais plus qu’à ma stricte conscience, qu’elle plaise ou pas.

Ma relation avec mon chef, qui n’avait, par ailleurs, jamais été cordiale, va pratiquement cesser pour de bon, chacun faisant de son mieux pour éviter l’autre. Deux mois plus tard, je reprenais le commandement d’une compagnie, à Beni-Mellal. Je reviendrai sur mon séjour dans cette ville dans un des chapitres ultérieurs réservés à Oufkir et le coup du Boeing.

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