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Extrait 5 de mon second roman ‘’El Gasir de la honte’’ Pages 147-148 (le dernier)

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Zaid Tayeb


Il (l’osselet) provoquait nos querelles et pour un rien l’un sautait à la gorge de l’autre, ou abandonnait le jeu pour aller se plaindre à notre mère qui nous réconciliait ou nous engueulait tous les deux, avec des mots pleins de tendresse ou de méchanceté. Il n’était pas bien évident de conclure si, en tombant, l’os offrait sans équivoque la face qui avait le plus ou le moins d’amandes à recevoir ou de coups à distribuer. Parfois il gisait sur l’un de ses nombreux côtés sans présenter de manière précise l’une de ses faces au ciel. Il était alors difficile de trancher pour l’une ou l’autre des faces ou pour un nouveau lancer. Le jeu se faisait sans témoins, sans spectateurs et sans arbitre. La bagarre éclata dès que l’un de nous déplaça l’osselet pour voir l’obstacle qui le maintenait dans cette position équivoque et qui provoquait des hostilités ou des actes de violence. Une vive discussion alors s’engagea, suivie de remarques, d’explications, de gestes nerveux, de reproches, de menaces, de jurons et d’échange de coups. Coup pour coup. D’homme à homme. A toi, à moi. Donner et recevoir, d’égal à égal, avec la même férocité. Nous n’étions plus deux frères qui jouions à un jeu d’enfants, mais deux ennemis qui s’entretuaient sur un champ de bataille. De son temple d’où montaient une fumée grise et où elle s’était retranchée pour avoir à l’œil le chaudron qui bouillonnait dans des jets de vapeur et d’éclats d’étincelles, ma mère nous interpella de sa voix qui tonnait et grondait. Elle était courroucée de nous voir tout le temps nous chamailler. Comme à son habitude, elle demanda à mon frère ainé de se montrer plus sage et plus compréhensif avec son jeune frère. Mais son jeune frère que j’étais lui plantait les quatre ongles de la main droite dans la joue et l’étranglait de la main gauche. A la manière d’un taureau en furie, je le poussais de toute la force de mes membres, les yeux pleins de rage et de dépit. Plaqué contre le mur, mon frère n’avait plus de prise ni de souffle. Il suffoquait. Mais il était beaucoup plus grand que moi. Et de loin beaucoup plus fort ! Soudain, un balayage du pied, rapide, inattendu, efficace, me surprit. J’étais fauché. Je partis des deux pieds pour me retrouver par terre à mordre la poussière. Il me tomba aussitôt dessus, de tout son long, de tout son poids, de toute sa colère. Je sentais mes côtes craquer, se tordre à se briser. Je me débattais vainement pour me dégager. Mais il était lourd et long. Il pesait de tout son corps sur moi. Ce n’était pas la première fois que je me retrouvais dans une mauvaise posture. C’était tantôt un crochet dans les côtes, tantôt une gifle sonore et bien ajustée, tantôt un croc en jambe, souvent des balayages comme celui-là. Il avait l’avantage naturel d’avoir les membres démesurément longs. Je trouvais qu’il n’était ni juste ni loyal de les utiliser, et encore moins contre son frère qui était plus jeune, plus petit et plus faible que lui. Ce n’était ni juste, ni honnête qu’un combat soit entaché d’autant d’irrégularités, de coups bas, normalement interdits et sévèrement sanctionnés surtout quand il en était fait usage contre son propre frère. Il me touchait à tous les coups. Mais, dans le corps à corps, il n’y avait pas de règles à respecter. Tous les coups étaient permis, même les plus vilains et auxquels il fallait faire le plus attention. Mais ils venaient par surprise, au moment où l’on s’attendait le moins. On ne pouvait jamais prévoir quelle partie du corps serait prise comme cible ou point d’attaque. Le plus souvent c’était un coup de tête à la hauteur du nez ou un coup de genou entre les jambes, là où ça fait le plus de dégâts et de mal. J’avais beau me couvrir, mais le coup arrivait comme l’éclair. Le balayage était son point fort. Il en faisait un bon usage grâce à ses pieds qui étaient trop longs et que je ne pouvais pas éviter. Ma mère criait de toute la force de ses poumons que la fumée irritait, mais il n’était pas facile de faire arrêter une bagarre entre deux frères déclenchée par un jeu. Elle pestait, jurait par tous les saints que si elle attrapait l’un de nous, elle en ferait un pâté, elle le plumerait, elle le mettrait à bouillir dans le chaudron, elle le ferait rôtir directement sur le feu qu’elle tisonnait avec ce qui restait d’un vieux manche à pelle. Elle criait toujours mais mon frère était toujours sur moi. Et moi, j’étais sous lui. J’étais à sa merci. J’étais sa proie. Je le regardais dans les yeux comme pour lui faire comprendre que j’en avais eu pour mon compte, que cela était plus que suffisant, que l’usage excessif de la force contre son propre frère n’était pas un acte de bravoure et de vaillance. Mais je me gardais de le lui dire avec les mots. Je me contentais de le lui faire comprendre par les yeux et par l’absence de signes de résistance. Je n’allais tout de même pas lui avouer que j’étais battu et que je me rendais. Il comprit ma soumission dans mon regard vaincu, presque suppliant. J’attendais qu’il épargne ce qui me restait de force et de souffle dans ce corps écrasé contre le sol. Il resta là à me regarder dans les yeux, espérant sans aucun doute une soumission, une capitulation dans les règles. Il pouvait attendre ! Jamais ! Plutôt rendre le dernier soupir que reconnaître explicitement ma défaite ! Il savait pourtant, le rustre, que je ne m’étais jamais rendu de manière servile et que ce ne serait pas cette fois-ci que je le ferais. Il était confortablement assis à califourchon sur moi et de ses jambes en étau, il m’enfonçait les côtes que je sentais pénétrer dans mes poumons vidés de leur air. Le sol n’était guère doux et clément avec moi : je sentais comme des pieux ses bosses et ses irrégularités me rompre les os du dos. Décidément, tout était contre moi. J’étais à bout. Il y avait longtemps que j’avais cessé de me débattre. Je sentais que c’était fini pour moi. Je m’abandonnais à la mort. Je me raidissais. Je me laissais tuer par un ennemi qui n’était autre que mon frère. J’étais Caïn ! Il était Abel ! La nuit tombait tout autour de moi. J’imaginais ma mère se lamenter, se frapper les cuisses et la poitrine de ses deux mains ouvertes, geindre et gémir, s’arracher les cheveux, tomber et se rouler par terre pendant que mon assassin la regardait faire, muet et livide, les yeux humides et le regard vide, ne sachant pas s’il devait pleurer d’avoir tué son propre frère ou se réjouir à l’idée de s’être défait d’un adversaire, d’un ennemi qui lui compliquait l’existence. »

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