Le rite des routes
Avec tant de manifestations de force, tant d’exhibitions de moyens de dissuasion, tant de déploiements d’agents de l’autorité, nos routes semblent très sécurisées car elles sont censées être sous haute surveillance. Tout cela est de nature à faire réfléchir les plus professionnels du crime, de la fraude, du marché noir, les contrevenants au code de la route et les trafiquants de tous bords, et à rassurer les usagers de la route.
ET POURTANT.
Le chauffeur non habitué à circuler sur le tronçon de route qu’il a emprunté est soudain pris en chasse par une R 25, qui lui renifle le derrière …de son véhicule, dans un vrombissement de moteur dont les hennissements des chevaux lâchés à bride abattue et aux sabots ferrés chez Maître Dunlop maréchal ferrant, et Maître Bridgestone maréchal ferrant également, tous deux tenant boutique à Béni Drar. Les chevaux se cabrent, se dressent, ruent dans leur moteur 2 litres. Puis la R 25 avance son museau hideux et sans naseaux, aux yeux éteints, et au front sans crinière, au poitrail de taule tordu, cabossé, lépreux et rongé ;monstre d’acier, démon de l’enfer et d’outre mort . Le chauffeur n’a que le temps de donner un léger coup de volant à droite quand il voit à sa hauteur presque portière contre portière, un petit diable tenant le volant de la main droite entre l’index et le majeur de laquelle une cigarette sans filtre et de la main gauche un portable qu’il applique contre la tempe de l’oreille gauche. Il le dépasse à la vitesse d’un bolide mu par les démons de la vitesse. L’arrière de la voiture, renforcé par des boudins doublés,est relevé, laissant entrevoir tout le bas du châssis avec son essieu, son long tuyau d’échappement à n’en pas finir et une partie du réservoir. Dans sa course, la voiture cahote et pète tout en faisant trembler ses ailes qui tombent en ruine.
Quelques kilomètres plus loin, notre chauffeur arrive en vue du premier barrage ; il ralentit et s’apprête à s’arrêter au premier signe de l’agent, mais à sa grande satisfaction il retrouve le jeune diable qui l’a dépassé quelques moments plus tôt, arrêté par un agent de l’autorité qui tend déjà la main droite comme pour recevoir les papiers de l’automobile. Le petit diable, sans paraître s’inquiéter, tend la main gauche à moitié fermée que l’agent prend sans trop la serrer, puis la relâche à son propriétaire qui la laisse à son tour pendre hors du véhicule, le long de la portière gauche. L’agent retire sa main, le pouce replié vers l’intérieur ; juste à ce moment, une série de 505, de R 18, de R 21, de R 25, sorties de nulle part, surgissent comme vomies par le néant et se mettent à défiler l’une derrière l’autre, à la queue leu leu, pendant que l’agent, à moitié courbé, la tête à demi rentrée dans la cabine de la voiture du petit diable, le dos tourné à la route, continue son manège avec le jeune chauffeur qui tire sur ce qui lui reste de mégot. L’agent doit ressentir son derrière vibrer par le vrombissement des monstres qui se suivent derrière son dos et leur souffle lui caresser la nuque dégagée par une telle position. Le deuxième agent , de l’autre côté de la chaussée, est occupé à dresser un procès verbal à un chauffeur d’une R 12 immatriculée en Espagne et dont le propriétaire, fraîchement débarqué au bled doit avoir oublié le rituel en usage après un court séjour dans le pays où les habitants roulent les R : le jeune débarqué semble nerveux car il tire de tous ses poumons sur une américaine blonde dont la braise avance vers les lèvres comme pour les traverser pour aller se loger dans le soufflet qui aspire par la bouche et expire par les narines une fumée encore chaude rejetée dans la fraîcheur matinale. Le jeune homme, les pieds encore mouillés par la traversée de la Méditerranée et le cœur encore palpitant des remous du zodiac est sans doute venu fêter son premier Aïd avec sa famille car le toit de sa voiture est chargé d’un frigo, d’un four cuisinière, d’une ou de deux bicyclettes et de quatre chaises en plastique de couleur blanche. A l’intérieur on distingue assez grossièrement à travers les vitres, une ou deux valises et quelques sacs en plastique noir fortement scotchés.
L’agent est trop occupé pour s’intéresser au chauffeur qui commence à légèrement appuyer du pied droit sur la pédale
droite et la voiture se met à prendre de la vitesse. Curieux de vouloir aller au fond des choses, il accélère encore plus pour essayer de rattraper le convoi des voitures qui ont laissé derrière elles une traînée d’un liquide fortement négocié en bourse. Pilote et copilote sont assis côte à côte dans le cockpit d’une voiture sans sièges arrière où sont alignés selon les principes de la géométrie de l’espace une trentaine de jerricans bleus et verts. Le coffre, bourré d’une vingtaine d’autres jerricans est maintenu à moitié ouvert au moyen d’un élastique à la partie inférieure du châssis. La roue de secours repose directement sur le coffre à moitié relevé auquel elle est retenue par un entrelacement compliqué de cordages. Le convoi, sans ralentir, continue sa route en file indienne en évitant les dents acérées, et pointées vers le ciel, de la herse en forme de tresse. Le barrage est gardé par trois agents tous apparemment occupés. L’un des trois est assis au volant d’une voiture particulière sûrement banalisée ; le second grimpe sur le marchepied d’un camion pour jeter un coup d’œil dans la remorque, redescend, s’avance vers la cabine, se dresse sur la pointe des pieds, relève la tête, tend la main droite à la rencontre de la main gauche du camionneur. Les deux mains se touchent dans un manège qui ressemble à des salutations en usage dans un pays dont nous ignorons les mœurs. L’agent retire la main, le pouce fortement replié vers l’intérieur de la paume. L’autre agent fait de même avec un pickupiste dont le véhicule à toit en bâche doit abriter quelques caprins ou quelques ovins si ce n’est quelques humains. Le chauffeur tend la main gauche comme pour serrer la main à un ami , l’autre tend la main droite mais ne la retire pas de sitôt comme l’exigent les convenances, ce qui semble contraire au rituel ; alors,le pickupiste, s’apercevant sans aucun doute comme étant un manque de respect à l’égard d’un agent de l’autorité que de tendre une seule fois la main, il rentre sa main gauche dans la cabine, tarde un moment à la ressortir, la ressort enfin fermée et l’offre à l’agent qui la reprend et bien vite la relâche et s’en va vaquer à ses occupations, le pouce replié vers l’intérieur de la paume.
’’ Il semble que dans certaines situations, il faut répéter le rite plus d’une fois’’, se dit le chauffeur non habitué à circuler sur ce tronçon de route. C’est à ne rien comprendre dans son propre pays. L’agent fait signe au chauffeur de poursuivre sa route ; celui-ci s’engage sur la chaussée quand il remarque dans son rétroviseur intérieur la R 25 du jeune petit diable qui, sans s’arrêter, tend la main gauche que la main droite de l’agent vient saisir au vol comme dans un jeu aux règles cryptées, selon le même rituel et il continue son chemin comme tous les bons usagers de la route qui maîtrisent le rite de la route.
Le chauffeur appuie sur l’accélérateur mais bien vite, il doit décélérer car un autre barrage est en vue. L’agent, debout sur la ligne médiane qui coupe la route dans le sens de la longueur, lui fait signe de la main droite ouverte, levée, les doigts pointés vers le ciel, comme pour prêter serment, et de la gauche il lui demande de se rabattre sur le côté droit de la chaussée. Il fait le tour de la voiture et vient lui dire quelque chose. Le bonhomme, ignorant le rite en usage, ouvre la portière, sort de son véhicule dont il consulte l’arrière et s’assure de lui-même que l’un des feux est défaillant. Il revient vers l’agent qui lui demande encore une fois quelque chose. Le chauffeur fouille dans la poche intérieure de sa veste, en sort un portefeuille à trois volets qu’il déplie et se met à tendre un certain nombre de pièces que l’agent consulte l’une après l’autre. Il lui en rend quelques unes pour n’en garder qu’une ou deux. Il va vers le capot de la Jeep Land-Rover, ouvre un calepin et se met à écrire. Pendant ce temps-là, le chauffeur non habitué à circuler sur ce tronçon de route doit bien se demander pourquoi il n’a pas fait usage de la procédure en vigueur mais il trouve sans doute gauche de serrer la main à un agent de l’autorité avec la main gauche. Et puis, il doit trouver cet usage bien barbare dans un pays civilisé où on lui a appris à manger avec la main droite, à écrire avec la main droite, à faire sa profession de foi avec la main droite et à saluer avec la main droite. C’est bien drôle que cette pratique contraire aux bienséances ! Il aurait été plus commode de placer le volant du côté droit de la voiture, ainsi, on n’aurait pas à saluer avec la main gauche. Plongé dans ses réflexions, il n’entend pas l’agent le sommer de venir signer son procès verbal et payer l’amende. Il signe, paie, reçoit un reçu et s’en va vers sa voiture tout en hochant la tête. ‘’Décidément, il se passe sur nos routes bien des choses dont nous ignorons la signification’’, devrait-il se dire en montant dans sa voiture.
N.B : à chacun de déterminer son tronçon de route. Ils sont tous pareils.
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