La constitution et le besoin du changement

La constitution et le besoin du changement
L’Assainissement a envahi les débats publics. Mais L’assainissement, avant d’être une solution, n’est-elle d’abord un problème ?
Le plus simple, et sans doute le plus trompeur, c’est d’imaginer, en effet, que la préoccupation éthique répond à une exigence naturelle de progrès moral ou social, qui nous dispenserait de ce genre d’interrogations. L’illusion vient, entre autres, de ce que ce souci s’est manifesté quand notre société s’est mise à douter d’elle-même, et surtout, quand elle a découvert qu’elle subissait des changements imprévus dont elle perdait la maîtrise.
C’est ainsi, par exemple, que la politique s’est-elle révélée comme un moyen honteux de s’enrichir et de parasiter l’économie ou les finances publiques.
Bien sur, les choses sont plus subtiles et l’on peut même faire crédit sans lui nuire, à la thèse critique que ni les gouvernants ni les gouvernés n’ont vraiment conscience de la distance qui sépare la réalité de sa représentation.
Tout pourrait en effet, se résumer en une opposition terme à terme des deux époques – celle du catéchisme démocratique que nous quittons, celle de l’Etat de droit que nous abordons, qui se formulerait ainsi : tout catéchisme démocratique commençait par cet acte de foi : la démocratie et la liberté sont nécessaires l’une pour l’autre, or il faut s’habituer à un nouvel ordre philosophique et politique – qu’on appelle Etat de droit -, où démocratie et liberté sont indifférentes l’une à l’autre.
Dans la modernité politique, démocratie et liberté sont deux maîtres mots. En deux siècles, l’une et l’autre ont pris des formes variables dans le temps et dans l’espace, sans que leur association cesse de nous paraître parfaitement naturelle.
Aujourd’hui, on ne comprend l’ordre politique moderne qu’en y adjoignant une autre donnée, moins novatrice mais qui a pris tout son ampleur : la distinction entre l’espace public et l’espace privé.
En quoi la partition consiste-t-elle ? C’est bien l’énigme de la modernité car, si l’on croit le savoir à priori, tant cette coupure nous est devenue naturelle, toute tentative de définition se heurtait à d’insurmontables difficultés.
Le contenu de chaque espace n’a cessé,en effet, de varier au gré des époques, si bien qu’il ne reste, pour les caractériser, qu’à s’en tenir qu’à l’idée que, jusqu’à présent, l’espace privé était le négatif de l’espace public, celui-ci se confondant avec l’intérêt général incarné par l’État. Cette notion d’intérêt général est elle-même vide de sens préalable, et il est convenu que c’est le politique qui lui donne son contenu et peut le modifier.
Cette dichotomie a permis non seulement de faire coexister, au sein du nouvel ordre, l’individualisme avec l’intérêt général, mais aussi de faire comme si chacun procédait de l’autre.
Retenons seulement que la distinction de l’espace public et de l’espace privé a crée une tendance puissante, qui a donné à la notion de démocratie une énergie qui l’habite encore. Autrement dit, la révolution démocratique, qui en faisait un miracle, a consisté à faire « tenir » entre eux l’espace public et la multitude indéfinie des espaces privés(intimité), par la seule force de leur équilibre réciproque- ce qu’on a nommé la liberté.
La liberté en question, c’était celle de l’impératif catégorique qui postule que la liberté de chacun s’arrête où commence celle des autres. Ainsi comprise, la notion de liberté a irrigué la société démocratique.
La liberté n’existait que dans la pratique démocratique et la démocratie n’avait de sens que pour faire vivre la liberté; et la condition de cet accord résidait dans la division de l’espace social.
Ainsi réduit à l’essentiel, le rêve démocratique paraît aussi naïf que grandiose et, à l’évidence, ne rend pas de ce que fut, dans son prosaïsme la réalité historique.
Le paradigme démocratique ainsi énoncé est aujourd’hui à bout de souffle. il supposait, en effet, même si cela ne ressortait immédiatement de l’énoncé des principes, la mise en place d’un appareil d’État seul capable de faire tenir ensemble les intérêts contradictoires de la sphère privée, celle de chaque individu, et de la sphère collective, partagée par l’ensemble de la communauté.
L’État, était en quelque sorte, le contrat social incarné.
Mais l’épuisement de l’Etat-providence n’est pas seulement l’essoufflement de l’administration sanitaire et sociale. Il accompagne beaucoup d’autres évolutions, comme la suppression des frontières, l’envahissement de la logique du marché et, de façon générale, tout ce qui induit la lame de fond de la déréglementation mondiale qui sert de support. L’espace public, laminé par la logique marchande, est au cœur des remises en question.
Incarnation du domaine public, L’État était le mode de régulation naturel de la société quand celle –ci faisait dériver la liberté de la démocratie.
Dans ce qui se met en place aujourd’hui, la liberté est devenue immanente de la sphère privée, pour le simple motif qu’elle est une nécessité du marché; en revanche, la liberté dans la sphère publique est une contrainte parce qu’elle tend à reconstituer L’État, qui justement entrave le développement d’une économie marchande qui n’accepte plus de sujétion.
Dès lors, dans le cadre de l’espace public, l’exercice et même l’existence des libertés cessent d’être naturels et légitimes, ils doivent se justifier au regard d’une nouvelle exigence: l’éthique. Du coup, la matrice démocratique, conçue pour cet État et dans son cadre, fonctionne à vide.
La logique du marché postule que la liberté individuelle est première, mais surtout que cette liberté s’émancipe de tout rapport avec les libertés collectives qui s’élaborent dans la matrice démocratique.
Quand l’équilibre ou le tension entre les deux parties de l’espace social étaient effectifs, la liberté publique et la liberté privée étaient aussi nécessaires, et donc aussi légitimes, l’un que l’autre. Leur opposition, quand elle existait, ne pouvait se résoudre par l’affirmation en soi de supériorité de l’une sur l’autre, mais par leur arbitrage relatif, susceptible d’être remis en cause en d’autres circonstances, grâce à la loi, c’est-à-dire par l’expression des choix collectifs souverains.
Quels que fussent les arbitrages, le principe de la liberté n’était pas atteint par l’exercice de la démocratie, puisque la première ne pouvait résulter que du second : elle ne faisait que le vivifier d’avantage.
Le fait que l’espace public se résorbe, les notions de liberté et démocratie changent de sens, car la première cesse de s’exercer dans la mise en ouvre de la seconde. L’une et l’autre deviennent de purs concepts, qui préexistent à l’organisation politique et qui nourrissent cette dernière de l’extérieur au lieu d’être son mode de fonctionnement.
Il est clair que cette manière de poser la discussion serait atemporelle, alors ce qui nous intéresse ici est de repérer au contraire une mutation historique.
En même temps, donc, tout change, parce que démocratie et liberté n’habitent plus ensemble l’espace social divisé, dans cette dialectique puissante qui assurait la cohérence de cet espace malgré sa partition.
Ce qu’on observe, en effet, c’est que chaque concept commence à servir de paradigme pour dominer soit l’espace privé-il s’agit de la liberté-, soit l’espace public-il s’agit de la démocratie-.
Cette transformation modifie profondément le sens donné aux termes eux- même, parce que liberté et démocratie ne sont pas des concepts comparables.
De tout temps, la liberté signifie (dans l’ordre politique) un état, une qualité, tandis que la démocratie est d’abord un système ou une procédure. Un état se revendique et se défend, alors qu’un système se met en œuvre et se contrôle.
Dans leur nouvelle relation –où le modèle de la liberté individuelle devient dominant parce que l’espace privé devient lui-même prééminent-, c’est cette liberté qui va servir de matrice au fonctionnement démocratique de l’espace public. On attend plus du fonctionnement démocratique que d’être une fonction négative (ne pas empêcher le liberté d’être ce qu’elle est) et certainement pas, qu’il se prétende lui –même producteur de liberté dans l’espace public, ce qui redonnerait à celui-ci une autonomie que l’on condamne.
Ainsi le fonctionnement politique se modifie radicalement, l’émanation de la souveraineté politique cesse d’être la garantie de la cohésion sociale.
La loi, expression d’une volonté collective, devient contingente par rapport aux concepts de liberté et de démocratie qui transcendent la vie publique comme la vie privée.
Il n’y a plus aujourd’hui de droit sans reconnaissance éthique qu’il n’y avait autrefois de liberté sans exercice démocratique. Plus précisément, l’éthique est le mode privilégié de règlement des débats publics et d’évaluation de fonctionnement des institutions, tandis que le droit est le mode de prédilection pour régler les conflits privés.
Le droit s’oppose ici à la loi en ce sens que la loi est un texte dont le sens en principe, est fixe, tandis que le droit est l’ensemble des règles qui permettent d’arbitrer la validité normative de valeurs en concurrence. La loi est la décision institutionnelle qui édicte une norme obligatoire (ou interprétative), alors que le droit est la manière de donner un contenu juridique à une valeur : Il repose principalement sur le juge (au sens large et non du seul point de vue fonctionnel) et son pouvoir d’interprétation.
Ainsi comprend-on mieux tout ce qui accompagne l’émergence indissociable des contrôles de constitutionnalité et la ‘ droit-de l’hommisation du monde juridique à travers la jurisprudence.
Ainsi s’expliquent quelques évolutions, qu’une analyse superficielle, uniquement tournée vers leur teneur, ne peut comprendre, parce que la mutation n’est pas dans leur contenu mais dans leur forme.
On peut donc entrevoir que le changement de modèle n’est pas neutre, avant de se réjouir ou de se lamenter sur les mutations qu’il accompagne, il faut en mesurer l’exacte portée. Celle-ci ne réside pas seulement dans l’introduction, dans le droit et la pratique institutionnelle, de nouvelles valeurs humanistes (elles existaient en réalité depuis longtemps) ou d’une meilleure protection de celles qu’on connaissait déjà.
Cette perception confond la forme et le fond. Qu’est-ce que à dire ?
Ceci, que l’importance du changement de paradigme ne vient pas de la prise en compte des droits de l’homme (pour faire bref), mais de la modification dans la manière de créer des normes. Cette nouveté s’impose aussi bien à l’Etat -sommé de se soumettre comme tout intervenant public aux exigences de valeurs éthiques qui le dépassent- qu’aux acteurs privés.
Le meilleur exemple est sans doute celui de la liberté de la presse. La conception actuelle consiste à voir dans cette liberté une condition essentielle de la démocratie, peut-être parce qu’elle était au confluent des deux espaces, le public et le privé. La liberté de la presse est le corollaire indissociable de la liberté d’opinion, à la fois parce que le débat démocratique ne pouvait se nourrir que d’échanges d’idées (et de faits) librement apportés dans l’espace public et parce que la garantie de cette liberté est que ces échanges puissent s’élaborer dans l’espace privé à l’abri du contrôle de l’État, afin de former une opinion libre capable d’influer sur les choix politiques.
Le journaliste est placé désormais du même côté institutionnel que le juge, c’est-à-dire dans l’entière sphère publique, et qu’il convient donc de se protéger de la liberté de la presse pour assurer la défense des libertés individuelles, car on se méfie de cette liberté tout autant que l’État.
Telle est le sens d’une évolution qui permet à la jurisprudence de se faire de plus en plus sévère pour sanctionner les délits de diffamation.
Ce qui montre bien, de surcroît, comment s’opère le glissement de l’éthique au droit.
La critique ne s’adresse d’ailleurs pas tant au mouvement éthique lui-même, car il n’est que le produit d’une évolution que personne ne maîtrise, pas même ses partisans les plus actifs.
L’éthique et la procéduralisation du droit (qui consiste à faire prévaloir la procédure sur
Les normes. La procéduralisation met donc l’accent sur la qualité du procès, dont le modèle doit être démocratique, ce qui suppose un jugement absolument neutre) ont renforcé la rupture entre droits individuels et actions de l’État.
Les modes de régulation sociale et politique deviennent radicalement différents, ce qui est visible aujourd’hui dans les secteurs économiques et financiers, mais l’est tout autant dans les domaines politique et juridique. Car il est facile de voir que, si le contrat social (tant rêvé par les marocains) était vide de toute prédétermination, l’État de droit nouveau ne peut fonctionner, au contraire, qu’à condition de présupposer l’existence d’un ordre préalable au contrat social lui-même.
La valeur de toute décision publique doit pouvoir, être vérifiée à l’aune de critères qui nécessairement la transcendent. Certes, ces critères sont toujours, les concepts de liberté et de démocratie; mais il est essentiel de comprendre qu’ainsi conçus ces concepts répondent eux mêmes à des exigences qui les transforment radicalement.
En somme, la constitution, hissée au rang d’un nouveau mythe, serait la source ou au moins le réceptacle d’une substance sacrée : les droits de l’individu.
Dans cette vision qui tend à nous submerger, le contrôle de constitutionnalité devient alors un prétexte au contrôle du contenu des lois au regard d’opinions qui n’ont d’autres justifications à donner de leur contenu que leur propre expression.
Ce qui énonce sans ciller « la loi votée n’exprime la volonté générale que dans le respect de la constitution ». Sous l’apparence anodine du propos, le juge de la loi a glissé d’un contrôle de la légalité institutionnelle à celui de l’évaluation faite par le législateur de la notion d’intérêt général. Il a étendu son pouvoir de censeur an contenu politique de la loi, et les barrières qu’il se fixe à lui-même ; lui seul peut désormais y toucher.
Autrement dit, les juges constitutionnels, de même que toute cour suprême peuvent mettre le contenu qu’ils veulent dans les normes qu’ils édictent de manière unilatérale et hors de toute production démocratique.
Et ce vaut pour ces juridictions éminentes vaut tout autant pour les comités d’éthique qui fleurissent au gré des reculs du politique, puisque justement ils ont pour fonction de donner à leur discipline les règles générales que la loi n’est plus légitimes à définir.
C’est être carrément aveugle que de croire que l’invocation permanente de la liberté apportera aux individus quelque nouvelle protection, quand le fondement du nouvel ordre repose sur le loi inégalitaire -ô combien–des marchés : quand on songe en particulier que le reflux du politique, qui libère l’espace public au profit des seules logiques marchandes, prive l’État des moyens de redresser les dysfonctionnements sociaux de plus en plus nombreux, tels que le chômage, l’exclusion, la criminalité sous toutes ses formes, etc.
Il faut s’attendre à une évolution comparable à celle que connaissent les Etats-Unis(par exemple), qui ne parviennent plus à contrôler toutes les forces centrifuges de leur société, sous la loi d’airain des oligopoles et des marchés financiers.
Qui pourra nous garantir que nos « sages » de tout poil, choisis sur des critères indéterminés, confrontés demain à des problèmes de plus en plus complexes et graves, ne finissent par imposer, soit la seule morale du marché pour s’éviter d’avoir à choisir -n’est ce pas déjà ce qui se passe ? -, soit leur propre morale et peut-être même un jour leur propre immoralité ?
Mohamed Ali OUAZZANI TOUHAMI
Février 2007




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