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Quelles forces de progrès et de modernité pour la construction d’un Maroc émergent

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Quelles forces de progrès et de modernité pour la construction d’un Maroc émergent?

Quelles forces de progrès et de modernité pour la construction d’un Maroc émergent ?
Telle est la question, que je qualifierai de faussement naïve, à laquelle je suis censé répondre dans cette conférence introductive. Je vais peut-être décevoir ceux qui auraient bien aimé me faire jouer le rôle de candide de service. C’est qu’ils n’ont pas, à dire vrai, frappé à la bonne porte.
J’ose affirmer qu’en tant qu’observateur, et acteur à ma manière, de notre scène politique (et là, je reprendrai à mon compte une jolie expression de notre darija), j’ose affirmer que je connais bien « les caroubes de mon pays ».
Et pour rester dans l’esprit de notre culture populaire, il n’est pas question pour moi de faire comme Jha qui, dans l’une de ses histoires cocasses, cherche l’âne sur le dos duquel il est juché.
J’espère qu’on ne verra pas malice de ma part dans l’utilisation de cette image.
Plus sérieusement, et pour répondre à la question sans trop me torturer les méninges, je dirai sans hésitation que ces forces de progrès et de modernité sont en grande partie représentées ici, parmi nous.
– Elles se recrutent dans les rangs des partis démocratiques, qu’ils soient émergents ou établis de longue date, qu’ils soient devenus institutionnels ou restés dans l’opposition, mais dont on doit reconnaître qu’ils ont, chacun à sa manière, marqué de leur empreinte notre vie politique et façonné, par conséquent, notre histoire contemporaine.
Qu’on les critique de l’intérieur ou de l’extérieur, qu’on porte à leur crédit quelques-unes de nos avancées actuelles ou qu’on les estime responsables des impasses auxquelles nous nous heurtons aujourd’hui, le fait est qu’ils sont incontournables. Ce qui veut dire, en termes clairs, qu’il est vain de penser que le projet démocratique puisse se construire sans eux, a fortiori contre eux.
– D’un autre côté, ces forces se retrouvent dans les rangs de plus en plus fournis des associations de la société civile, dont celle qu’on ne remerciera jamais assez de nous avoir réunis aujourd’hui. Initiant les débats de fond et agissant sur tous les fronts (droits humains, droits culturels, détresses sociales, défense des plus faibles, lutte contre la corruption, et j’en passe), elles secouent rudement l’immobilisme et donnent, par leurs pratiques solidaires sur le terrain, une portée nouvelle à l’engagement citoyen.
– Elles sont dans les rangs des intellectuels (penseurs, scientifiques) et des créateurs qui n’ont pas attendu, eux, les prémices de l’ouverture démocratique récente pour jouer pleinement leur rôle en diagnostiquant les maux de notre société, en faisant accéder notre culture à la modernité, et en œuvrant pour que le nouveau projet de société, si projet il y a, vise l’épanouissement de l’intelligence et de la créativité humaines, l’émergence d’un citoyen à part entière, conscient de sa dignité, capable de penser par lui-même et de peser par ses choix libres sur le destin de son pays.
– Ces forces existent aussi au sein de la presse et d’autres médias qui n’obéissent plus à la voix de quelque maître que ce soit, font reculer les tabous et jettent les bases d’un quatrième pouvoir, même si certains de leurs représentants continuent à payer cher cette conquête de leur fonction légitime et salutaire pour l’édification d’un Etat de droit.
– Un autre gisement où se concentrent ces forces, et il aurait fallu commencer par là, est celui des femmes, dont la lutte exemplaire depuis des décennies a permis l’avancée majeure que nous connaissons. Il s’agit là d’une force transversale dont la magnitude est en train d’ébranler l’édifice archaïque de notre société et de changer qualitativement la donne du combat émancipateur, car les femmes ont davantage à gagner que les hommes en matière de dignité et de droits dans l’instauration d’une véritable démocratie.
– J’espère n’avoir oublié personne, du moins parmi les présents, car il faudrait ajouter une force d’appoint non négligeable, absente par définition. Je veux parler de cette mouvance de conviction citoyenne qui ne cesse de se développer parmi nos compatriotes vivant à l’étranger. Son adhésion au projet démocratique passe par le soutien multiforme et inventif qu’elle apporte à la société civile, en mobilisant d’ailleurs toutes les bonnes volontés qui, dans les pays d’accueil, ont à cœur le développement et la modernisation de notre pays.
Au bout de cette énumération, vous conviendrez avec moi qu’il y en a du monde, et du beau monde ! Contrairement à une idée assez répandue et véhiculée hélas même par certains d’entre nous, tétanisés par la déferlante conservatrice et obscurantiste, ces forces de progrès et de modernité sont loin d’être quantité négligeable. Majoritaires ou minoritaires dans l’opinion à l’instant où nous parlons, la question n’est pas là. Tout dépend de l’alchimie qui permettra à l’avenir d’agréger ces forces, de les mettre en synergie et en ordre de marche pour écrire une nouvelle page de notre histoire. Mais il est vrai qu’en bons rationalistes que nous sommes, nous avons besoin avant l’alchimie de nous occuper de chimie. Si nous savons quels éléments sont à même d’être réunis et mis dans l’éprouvette d’un projet politique innovant, force est de constater que chacun de ces éléments est encore prisonnier de son emballage d’origine, sa capsule ou sa bulle de protection. Par conséquent, il ne parvient pas à réagir et à se transformer au contact des autres pour produire la réaction en chaîne et la synthèse espérée.
Cette image qui peut sembler caricaturale renvoie pourtant à une réalité souvent déplorée mais rarement bousculée par des initiatives capables de rompre le cercle vicieux dans lequel nous avons l’impression de tourner en rond.
Faut-il se voiler la face quand l’émiettement du camp démocratique continue à s’accélérer ? Quand les partis politiques tournent encore le dos à la société civile, qui leur rend d’ailleurs la même politesse ? Quand la presse indépendante, qui encense souvent l’action des associations de la société civile, ne porte pas tellement dans son cœur les partis et a tendance vis-à-vis d’eux à s’ériger en juge sévère et donneur de leçons ? Quand il est difficile de trouver une symbiose quelconque entre ces différents acteurs d’une part, et les intellectuels et les créateurs d’autre part ? Si par exemple, et permettez-moi cette franchise, l’intérêt que nos hommes politiques manifestent pour la culture est pour le moins ténu, celui que beaucoup d’intellectuels portent à la chose publique laisse lui aussi à désirer. Et ne parlons pas de la place indigente consacrée à la culture dans nos organes de presse, dans les programmes de nos partis et même de nos associations initiatrices de bien des débats féconds.
Que mes amis d’Alternatives me pardonnent cette pique car, et de cela j’espère qu’on débattra, la dimension culturelle devrait faire partie de nos priorités et ne se réduit pas à une question de budget, même si le nerf de la guerre a son importance.
Et que dire, au-delà des pétitions de principe et de quelques mesurettes, de la place accordée aux femmes, elles qui donnent la pleine mesure de leurs compétences et de leurs talents au sein du tissu associatif, faute de voir la classe politique décidée à partager avec elles équitablement les postes de responsabilité et les positions d’éligibilité ?
Que dire enfin de cette mouvance citoyenne de nos compatriotes à l’étranger qui ne trouve pas dans les programmes politiques et jusque dans la presse l’écho qu’elle est en droit d’attendre de ses inquiétudes et de son aspiration à la jouissance intégrale de sa citoyenneté ?
Je crois qu’il est grand temps pour nous tous de nous arrêter, le temps qu’il faut, pour comprendre les raisons d’un tel cafouillis. Chaque protagoniste y a sûrement sa part de responsabilité car il continue à fonctionner selon des modalités relevant d’une mentalité corporatiste au lieu d’élargir son champ de vision afin de reconnaître à leur juste valeur l’ensemble des savoir-faire, des sources d’énergie et des gisements de l’intelligence susceptibles de faire bouger la société dans le sens des choix de progrès, de modernité et d’accomplissement démocratique.
La question ne se limite plus au credo du pluralisme politique partisan. Elle le dépasse vers la prise en compte d’une autre sphère du pluralisme où les plaques tectoniques de la société sont en train de bouger grâce à l’action de nouveaux acteurs citoyens.
Bien sûr, cette reconnaissance ne doit pas être à sens unique. Du côté de ces nouveaux acteurs, un sursaut de conscience s’impose. Le moment est venu d’en finir avec les lamentations stériles, avec cette idée qu’on retrouve d’ailleurs même dans les sociétés avancées, comme quoi il n’y a plus rien à attendre des partis politiques, tous pourris comme on dit, comme quoi il n’y a plus de droite ni de gauche, etc., autant de discours qui font le lit du populisme, et dans notre cas particulier celui de l’obscurantisme.
Nous avons donc besoin d’une régénération de la pensée qui puisse préparer les ruptures avec les schémas traditionnels de l’organisation et des pratiques politiques, et en même temps d’une nouvelle évaluation des domaines de la création, de la pensée proprement dite et des pratiques citoyennes si nous voulons qu’elles s’articulent de façon libre et assumée au combat politique, lui apportant un véritable regain d’âme.
Il y a là, me semble-t-il, un enjeu majeur susceptible de transformer de fond en comble nos mœurs politiques et nos pratiques citoyennes, permettant ainsi à beaucoup de nos concitoyens déçus ou au bord de l’indifférence de se sentir de nouveau concernés et de découvrir ou redécouvrir que le combat politique organisé, voué au service du bien public, non seulement est une voie obligée de la conquête de la citoyenneté, mais qu’il a toute sa noblesse.
J’en arrive maintenant à une question cruciale. Cette dynamique vertueuse que j’appelle de mes vœux pourra-t-elle s’enclencher d’elle-même, une fois que les uns et les autres auront pris conscience de sa nécessité ? J’en doute malheureusement. Permettez-moi alors, pour pouvoir avancer dans ma réflexion, de déborder le thème contraignant qui m’a été fixé pour cette intervention et de m’inviter au sujet percutant et plus alléchant à mon goût que nos hôtes ont choisi de mettre au centre des débats de cette université de printemps, à savoir : L’union de la gauche et la mobilisation des forces de progrès et de modernité dans la perspective des élections 2007.
Et là, je suis bien obligé de sortir de ma réserve et de décliner mes convictions. La régénération du champ politique, la dynamique vertueuse qui verra converger vers ce champ l’ensemble des acteurs du changement social et intellectuel ne s’accompliront pas par un phénomène relevant de la génération spontanée. Elles nécessitent une épine dorsale, une force motrice sans laquelle la symbiose restera hypothétique. Et, pour moi, seule la famille démocratique ancrée à gauche, et ce bien sûr si elle parvient à surmonter ses déchirements et à se remettre debout, seule cette famille est en mesure d’accomplir cette tâche.
De par son histoire particulière, son potentiel intellectuel et ses valeurs pérennes, j’estime qu’elle est la mieux outillée pour le faire. Et je dirai même que, dans la phase que nous vivons, il y va de son avenir et de sa survie. Elle a toutes les raisons de se battre pour restaurer la politique dans sa dignité si elle veut être crédible aux yeux des plus larges couches de notre société, notamment les plus démunies et les plus fragiles d’entre elles, et qui ne se mobiliseront et n’adhéreront à un projet que si elles y voient une réponse concrète à leur besoin de dignité et de justice sociale. Une telle démarche n’est-elle pas, et au-delà de la conjoncture actuelle, la vocation originelle de la gauche, inspiratrice de ses valeurs éthiques et fondement de son identité ? Et ce n’est pas parce que cette vocation a eu tendance à s’émousser et à s’obscurcir récemment que nous devrions en faire notre deuil. Car le message humaniste et libérateur de cette sensibilité philosophique reste, à mon avis, un pôle de référence éclairant pour ceux, celles qui refusent encore la fatalité des injustices, des inégalités, des archaïsmes paralysants et qui ne peuvent accepter que le passé le plus obscur nous soit proposé comme avenir.
Je crois par conséquent que c’est à la gauche qu’incombe la responsabilité morale de régénérer le sens de l’action politique, d’ancrer de nouveau celle-ci dans l’éthique et la culture du dialogue. Et c’est en reconstruisant sa propre identité, en fédérant ses propres forces qu’elle sera plus crédible, et donc plus à même d’impulser la synergie avec les autres composantes du camp démocratique et de proposer à notre peuple des tâches et des objectifs en phase avec ses besoins vitaux et ses aspirations les plus légitimes.
Mais, si la volonté politique est un facteur déterminant dans un tel processus, le projet (social, économique, politique, civilisationnel) doit en être le socle et le phare en même temps. C’est le programme qui renseigne le mieux sur les changements intervenus dans la mentalité de ceux qui le proposent, sur le courage qu’ils ont eu à remettre en question certaines de leurs fermetures et certains de leurs dogmes, sur la nouvelle intelligence qu’ils ont ou non de ce qui a bougé dans les réalités concrètes du pays ainsi que des bouleversements qui ont changé les rapports de forces à l’échelle du monde, sur les avancées des savoirs et de la pensée (dans tous les domaines) qui auront ou non nourri et enrichi leur propre vision.
C’est ce à quoi je voudrais consacrer la deuxième partie de mon intervention. Avant cela, je me dois de signaler que les urgences dictées par les prochaines élections ne favorisent pas l’élaboration d’un programme porté par une vision du long terme. Le risque est de parer au plus pressé en reportant l’exhaustivité à des jours meilleurs.
Certes, ces échéances sont cruciales car il y a péril en la demeure. Un tournant pourrait être pris, dommageable pour la dynamique démocratique enclenchée ces dernières années. Mais doit-on pour autant, et quels qu’en soient les résultats, considérer qu’elles sonneraient la fin de l’histoire ? Peut-être que d’un mal sortirait un bien. Disons-le franchement : si le camp des forces démocratiques se retrouve dans l’opposition, il pourra mettre à profit cet échec pour se reconstruire et se fédérer, retisser ses liens avec le pays profond et renouer avec son identité combattante. Mais touchons du bois et faisons ce qui est en notre pouvoir pour que ce scénario catastrophe ne se produise pas.
Cela dit, et si nous pensons que l’histoire continue au-delà de cette contingence, si nous estimons que le changement que nous espérons pour notre pays doit être un changement de cap et non de majorité parlementaire et gouvernementale (en prenant en compte d’ailleurs la réalité actuelle du peu de séparation des pouvoirs et du peu de consistance de l’exécutif et du législatif d’entre eux), la vision qui reste à construire de ce changement de cap et la stratégie en mesure de la concrétiser exigent du souffle et de l’endurance. Elles gagneront à faire l’objet d’états généraux dans tous les domaines, de débats largement ouverts à toutes les compétences et toutes les intelligences.
Je n’ai pas la prétention d’anticiper sur ce qui pourrait s’élaborer dans cet immense chantier s’il venait à s’ouvrir. Mais, si j’en juge d’après les programmes déjà existants de certains partis politiques de gauche ou d’associations (dont la plate-forme d’Alternatives qui est soumise à notre réflexion), je m’estime en droit, non pas de les discuter dans le détail, chose qui dépasse mes compétences, mais de me positionner en tant qu’intellectuel citoyen par rapport à des enjeux particuliers, qu’ils soient exprimés et détaillés dans ces programmes ou qu’ils brillent par leur absence.
Je commencerai par un enjeu bien présent, faisant l’unanimité dans le camp démocratique, celui de la réforme constitutionnelle.
Je fais miennes l’ensemble des revendications qui vont dans le sens d’une réelle séparation des pouvoirs selon les critères démocratiques universellement admis et établis. J’ajoute qu’il y a là un objectif majeur sans la réalisation duquel le jeu démocratique continuera à être joué dans le registre de la parodie. Seulement, au-delà du principe, j’aimerais attirer l’attention sur cette schizophrénie dans le comportement d’une bonne partie du camp démocratique vis-à-vis de l’institution monarchique. On ne peut pas chercher à restreindre les prérogatives du chef de l’Etat et les ramener aux normes d’une gouvernance démocratique authentique d’une part, et continuer d’autre part à reproduire les archaïsmes qui ont marqué, sous le règne précédent, la relation entre le monarque et ceux qui étaient appelés ses sujets. J’affirme que nous n’avancerons pas et nous ne ferons pas avancer la monarchie sur la voie de la modernité tant qu’il n’y aura pas de rupture avec le langage, les gestes et autres protocoles désuets du suivisme et de la soumission. La symbolique est pour moi inséparable du programmatique. La politique impulsée de façon unilatérale par l’institution monarchique ne saurait ainsi échapper, à l’instar de toutes les œuvres humaines, à la critique raisonnée et au débat sans concession. Mais, pour tordre le bâton à l’envers, je pense, et sans que nous ayons le sentiment de renier nos convictions et les combats qui ont été menés dans le passé récent contre l’arbitraire du régime, qu’il faut admettre en toute honnêteté ce que l’action royale a permis et peut permettre comme avancées. Qui pourra nier, par exemple, que le nouveau roi a été un partenaire sincère et loyal du mouvement démocratique dans ce qui s’est réalisé récemment concernant les droits humains, les droits des femmes, la langue et la culture amazighes ? Minimiser ces avancées au prétexte qu’elles ne vont pas assez loin revient à verser de l’eau dans le moulin de ceux qui ont intérêt à présenter le Maroc comme un pays qui régresse plutôt qu’il n’avance, et qui se préparent, en se basant sur ce diagnostic fallacieux, à l’entraîner vers le chaos.
J’insiste sur ce sujet car j’estime que le rocher de Sisyphe que le mouvement démocratique n’arrête pas de soulever est lesté en bonne partie par le poids de l’échange inégal au sein de sa relation avec l’institution monarchique. Or, le projet de progrès et de modernité passe justement par l’établissement d’un rapport d’égalité basé sur l’objectivité et le respect de la fonction de chacun des protagonistes de la scène politique.
Je terminerai maintenant par des enjeux qui me tiennent particulièrement à cœur, d’autant plus qu’ils ne figurent que de façon incidente dans les programmes proposés.
– Celui qui fait le plus problème et qui est rarement abordé de front tourne autour de la question de la laïcité. Je ne vais pas vous faire ici l’insulte de la définition stricte et des applications déjà opérantes de cette notion. Ceux qui tentent sournoisement de la ramener à une attitude d’hostilité vis-à-vis des religions ou de l’assimiler au credo exclusif de l’athéisme ne sont que des imposteurs. Mais là où le bât blesse, c’est quand des démocrates et des hommes de gauche hésitent devant ce principe fondateur de leur culture humaniste et de leurs convictions émancipatrices et vont jusqu’à y renoncer en lui substituant des notions voisines (comme le rationalisme) sous prétexte qu’il peut choquer ou être mal interprété. Une telle attitude va à l’encontre du combat d’idées dont ils doivent être en principe le fer de lance et l’ampute d’un enjeu majeur qui gagnerait à être clairement énoncé : la séparation ou non, dans l’organisation de la vie sociale et politique, de ce qui relève du religieux d’une part, et du temporel d’autre part.
Et, dans le même ordre d’idée, pouvons-nous continuer à ignorer ou à reporter aux calendes grecques un débat tout aussi incontournable autour de l’inscription de la religion d’Etat en tête de la Constitution ? Que l’identité nationale puisse reposer sur le socle du référent culturel et civilisationnel de l’islam, voilà qui fait l’unanimité sans conteste. Mais de là à la réduire à une croyance et une pratique religieuses monolithiques, c’est ce qui fait problème, donc objet d’un débat contradictoire.
– L’autre enjeu est celui que la culture doit occuper dans la dynamique de progrès et de modernité dont nous parlons.
Certains d’entre vous ont peut-être remarqué que je n’ai pas cessé ces dernières années, à titre personnel, de sonner l’alarme à ce sujet. Peine perdue ! Pour beaucoup de nos concitoyens, happés par les soucis quotidiens de la vie, voire de la survie, la culture est perçue tout au plus comme une cerise sur le gâteau, hypothétique lui-même. Se basant sur ce ressenti, nos décideurs se comportent encore comme s’il s’agissait là d’un chantier de seconde zone, qui s’animera le moment venu, lorsque les besoins estimés vitaux auront été à peu près satisfaits. Nos partis, quant à eux, placent souvent la culture en queue de liste de leurs programmes et ne voient dans sa marginalité qu’un effet des maigres budgets qui lui sont alloués.
Je vais donc tenter de nouveau ma chance en reprenant quelques-uns des propos qu’il m’est déjà arrivé d’exprimer.
Dois-je rappeler quelques principes élémentaires en la matière, qui sont d’ailleurs évoqués ou défendus ici et là mais rarement mis en pratique ? Le premier part de la conviction que la culture est bien la pierre de touche du développement humain et que, en conséquence, sa promotion est une urgence, au même titre, sinon davantage, que les urgences économiques et sociales. Encore faut-il qu’il y ait un projet animé par une vision qui place l’être humain au centre de ses préoccupations et œuvre à l’épanouissement de toutes ses facultés. La démocratie, revendiquée dans ses principes universels et ses modalités concrètes de réalisation, a peu de chances de s’instaurer s’il n’y a pas de démocrates, à savoir des citoyens libres et responsables, suffisamment armés moralement et intellectuellement pour ne pas être manipulés par le premier démagogue venu, pour défendre aussi leurs droits et s’acquitter de leurs devoirs, ayant eu accès aux connaissances indispensables qui forgent la rationalité, l’esprit critique, pouvant de ce fait transmettre à leurs enfants autre chose que le conformisme, le fatalisme, les préjugés et les superstitions.
Or ce type de citoyen se construit dans un processus qui peut prendre des générations. En avons-nous le désir ? la volonté ? Si c’est le cas, quels moyens, quelles mesures envisageons-nous pour ouvrir sans tarder cet immense chantier de la culture, désaffecté depuis l’indépendance ? Pour paraphraser le poète Ahmed Bouanani, je dirai qu’après avoir bâti dans le sable, puis dans la pierre, le temps est venu où l’on doit « penser sérieusement à bâtir dans l’homme ».
Il s’agit ni plus ni moins d’une révolution copernicienne à opérer dans notre vision de la société qui reste à construire, avec non pas une inversion des priorités, mais un sens aigu de leur interaction et du rôle déterminant de chacune d’elles, selon les étapes à franchir et les défis à relever.
– L’autre révolution copernicienne que j’ai gardée pour la fin nous permettra d’ouvrir les fenêtres de la Maison marocaine pour respirer l’air de la grande mutation philosophique et politique qui se dessine à travers le monde, au regard des menaces, établies maintenant scientifiquement, qui pèsent sur l’avenir de notre planète, et donc de l’espèce humaine.
Une telle préoccupation reste marginale chez nous, comme si le Maroc vivait hors de l’espace et du temps et que ces menaces n’étaient que spéculations propres aux sociétés de l’hyperproduction industrielle et de la surabondance, quand nos problèmes, eux, sont liés à la satisfaction des besoins vitaux, notamment ceux du tube digestif. Et la question ne se limite pas à cet aspect trivial. Elle recoupe une autre schizophrénie que nous vivons et qui nous fait penser tantôt que le Maroc est le plus beau pays du monde, tantôt qu’il est un enfer d’où il faut s’échapper à tout prix. Toujours est-il que nous n’arrivons pas à concevoir notre pays comme faisant partie d’un tout, à l’appréhender comme un objet de pensée, démarche préalable à l’ambition de penser le monde dans sa globalité, sans complexe aucun.
Voilà une ambition qui nous manque et nous condamne au mimétisme et à la dépendance d’un côté, et de l’autre aux œillères et aux frustrations.
C’est ce qui me fait dire que le grand tournant auquel la pensée politique est appelée, ailleurs comme ici, est celui de la conscience écologique. Je vous fais grâce de l’argumentaire solidement établi en la matière par les défenseurs de cette nouvelle conscience, encore qu’il ait besoin d’être mis à la portée de tous et de faire l’objet du débat le plus large. Mais, pour m’en tenir au cas de notre pays, je crois que nous ne pouvons plus continuer à faire semblant de ne pas savoir. Les risques majeurs qu’encourt la planète sur laquelle vivent aussi nos populations doivent nous amener à repenser radicalement notre modèle de développement et de croissance car, lorsqu’on connaît les causes de l’aggravation de l’effet de serre et du réchauffement climatique, on ne peut plus se contenter de stigmatiser les grands pollueurs en fermant les yeux sur les petits. L’une des leçons à tirer d’ailleurs de la responsabilité de ces grands pollueurs dans la catastrophe qui nous pend au nez serait justement de cesser de vouloir nous aligner sur leur modèle effréné de croissance. Mais, même là, on voit bien qu’ils n’ont pas attendu cette remise en cause de notre part pour réfléchir et agir autrement, et de nouveau commencer à donner l’exemple ici ou là.
Et, pour ne pas sombrer dans l’alarmisme, je pense que le péril qui nous menace peut nous ouvrir les yeux sur un projet de société plus proche encore de nos espérances, et surtout de nos moyens. Fondé sur l’engagement citoyen, l’esprit de solidarité, l’équité, la recherche et l’invention, l’auto-développement et le recours prioritaire aux ressources qui sont à notre disposition, et tout cela dans un rapport d’alliance et non de prédation avec les éléments de notre environnement, il promet de nous faire rattraper une bonne part du retard historique que nous avons accumulé et de nous engager dans une voie inattendue mais sûre du progrès matériel à dimension humaine, mais plus encore de l’élévation morale.
Je ne chercherai, pour conclure, d’autre musc que cette note d’espoir car je ne mange pas de ce pain amer que distribuent à profusion les marchands de désespoir.
La Maison marocaine a beaucoup souffert, au cours des dernières décennies, du mépris et de l’aveuglement de ses gouvernants, de l’orgueil mal placé et des déchirements de ses serviteurs les plus dévoués. Et maintenant, voici que d’aucuns voudraient la réduire à un musée vide de tout ce qui a permis qu’elle soit hospitalière, fière de sa diversité, ouverte sur les jardins exubérants de la vie, sur le fleuve impétueux du renouvellement du monde.
Aujourd’hui, il nous appartient ensemble de nous remettre résolument à tous les métiers de la construction si nous voulons sauvegarder cette Maison, en étayer les bases humanistes pour qu’elle se redresse fièrement parmi les nations comme un espace de liberté, de tolérance, de paix, et gagne en prospérité pour accueillir dignement les générations futures.

Abdellatif Laâbi
Conférence introductive
à l’Université de printemps
de l’association Alternatives.
Marrakech, 22-25 mars 2007

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2 Comments

  1. Mohamed S
    01/06/2007 at 21:48

    J’ai apprécié tout ce que Mr. Lâabi a dit à propos de la réhabilitation de la dimension culturelle dans notre paysage sociopolitique moderne. En effet, il nous reste encore un long chemain à parcourir pour enraciner la pensée rationnelle, le relativisme et la vraie démocratie qui ne marginalise aucune sensibilité dans la société. La condition des droits de l’homme chez nous laisse à désirer. Cependant, j’ai remarqué un ton nostalgique dans la conférence de l’une des têtes pensantes de la gauche chez nous. Le souffle des années 70 et des années de plomb y domine. Mais il faudrait avouer que des choses ont changé au Maroc. Parler d’un front uni da la gauche qui détiendrait la clé du changement et de la modernité au Maroc est un leurre à mon sens. Les masses ne sont plus du côté de la gauche. Il y a une nouvelle mouvance qui s’est forgé son chemin et dont Mr Lâabi n’a fait aucune allusion dans son analyse. Le mouvement islamique ou les partis politiques qui émanent de l’identité historique et des spécificités de notre société arabo -berbero-musulmane sont un fait incontournable de la donne politique. L’élite francophone qui habite loin du Maroc continue à voir le Maroc dont elle rêve et non le Maroc tel quel.Pourquoi alors ne pas militer pour un « front historique » ou un camp démocratique’un vrai, qui réunirait toutes les ensibilités, y compris les islamistes démocrates. La gauche a gouverné et nous en subissons les conséquences dans l’enseignement, la culture, la justice et les finances!!! Les temps de Don QuiChotte sont révolus. Soyons modestes et acceptons la différence.

  2. يحي
    04/06/2007 at 00:10

    هل الاحزاب المغربية سواء ما تسمى بالديمقراطية العتيقة أو الحديثة قادرة على اخراج البلاد والعباد مما هم فيه من هموم واحزان؟. هل هي قادرة على جر العربة المهترئة الى الامام ؟. هل كل الابواب مشرعة في وجهها ؟ ان ظننا دلك فاننا لانعرف حقيقة خروب بلادنا . فالصراع بين مختلف الاطراف . الدولة الاحزاب الجماعات على اختلافها … وغيرها من القوى يحتدم يوما بعد يوم و ما الانتخابات الا ميدان للتدافع بين كل تلك الاطراف. وفي الدول الديمقراطية الغربية بالانتخابات الحرة والنزيهة ينتهي كل شيء وفي البلدان المتخلفة بعد الانتخابات المزورة والفاقدة لكل مصداقية يبدأ كل شيء الاتهامات الانتقالات الاقصاءات الاثراءات … حين فاز ساركوزي قال انا رئيس كل الفرنسيين . هل يجرؤ أحدنا ان فاز أن يقول نفس الكلام؟ نعم قد يقول ولكن لن يفعل الا عكس دلك. سلام

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