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A toi mon professeur

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(à l’occasion de la journée mondiale de l’enseignant)

Il arrêta un moment sa recherche, se tenant debout devant son bureau en désordre. Un amas de manuels scolaires, d’œuvres au programme, de paquets de devoirs, de stylos, de disquettes, de CD, de bouts de papier contenant des notes qui étaient toujours utiles pour lui. Il ouvrait chacun des deux tiroirs et le refermait après avoir fouillé son contenu de fond en comble.

-Où sont les clés de la voiture Fatima?

-Mais tu oublies que tu viens de les prendre ; elles sont dans tes poches ! Tu vieillis mon ami.

Cette réponse froide de sa femme résonne encore dans ses oreilles. Il éprouva en l’écoutant comme un bourdonnement accompagné d’un léger vertige. Le « tu vieillis » qui clôt sa phrase déclencha en lui un torrent de souvenirs douloureux. Il se rappela de la navette infernale qui lui rappelle la torture de Sisyphe. Il se rappela de la scène de l’hôpital et du docteur qui lui faisait un certificat médical suite à l’accident de voiture qu’il venait d’avoir quelques jours avant l’aïd. Il lui posait des questions sur son âge, sur son état physique, sur les insomnies et les vertiges.

-Tu as certainement oublié notre dîner d’hier ? lui dit sa femme d’un ton moqueur alors que lui, il était complètement ailleurs.

-Hein ! Quoi ? le dîner d’hier ? …C’est vrai, je ne m’en souviens plus.

-Ha ha ha

Ces oublis fréquents commencèrent vraiment à le gêner. Le jour de cet accident bête à la suite d’un assoupissement au volant, il était surpris par le gendarme qui lui faisait remarquer que sa visite technique était périmée. Il l’avait complètement oubliée. Il devait la faire au mois de mai et l’accident eut lieu au mois de décembre ! Il roulait sept mois avec un papier mort ! Mais, pour se rappeler de tout cela, il devait être une machine ! Même un ordinateur tombe parfois en panne !

« Ecoute mon ami, lui fit l’un des collègues qui venaient voir la voiture accidentée, le nez complètement écrasé contre les rochers, remercie dieu que tu es encore en vie ; tu as intérêt à ne pas dire au procureur que tu dormais au volant ; on te collera une amende ; d’ailleurs c’est bête pour un enseignant ! »

Lorsqu’il rentrait en classe, il se demandait souvent, en se lançant dans l’explication d’un point, s’il n’avait pas traité ce sujet auparavant avec cette classe.

« Ah que notre métier est épuisant ! Dormir au volant ! C’est pourtant la vérité ! J’ai bien dormi au volant car j’ai passé une nuit blanche à corriger les copies des élèves ! pensa-t-il en soupirant, ah si les gens qui se racontent des blagues sur les enseignants savaient tout cela ! »

Ces failles de mémoire l’obligeaient parfois à s’isoler pour réfléchir sur son état de santé et faire le bilan de sa vie. Etait-il comme ça avant l’accident ?

Un accident fortuit où il faillit laisser sa vie et celle de ses deux collègues.

Le comble c’est que des faits bizarres commencent à avoir lieu dans sa vie. La télé ou le PC allumés à minuit, la lampe des toilettes qui s’allume toute seule !!

Ce matin de dimanche par exemple, alors que sa petite famille était partie au marché hebdomadaire, lui était resté seul allongé dans son lit. Il réfléchissait sur sa carrière d’enseignant, sur les devoirs à corriger, sur le niveau des élèves qui se détériore d’année en année, sur les décideurs de Rabat qui changent constamment les programmes sans prendre en considération l’avis des enseignants, cette ville maudite où il a été affecté… Tout d’un coup il entendit la voix de la télé dans la chambre voisine.

« Oh mon dieu est-ce encore un oubli ? Je deviens fou ou quoi? Ce n’ai pas moi qui l’ai allumée…Mais je vis exactement ce que j’enseignais à mes élèves à propos du Horla de Maupassant. Ce sont les symptômes de la folie ! Maudit soit ce connard de responsable, il m’a fait attendre une heure devant son bureau. Il voulait m’humilier !»

Sa sœur Khadija lui conseilla de prendre un peu de halba trempé à l’eau. C’est très bien pour les nerfs et pour le mauvais oeil, disait-elle. Elle lui conseillait de ne pas maudire le village où il travaillait. Elle croyait que « rijal lablad », les saints de la ville, seraient mécontents… Il suivit son conseil et passa une nuit calme, sans cauchemars…Plus tard, il s’assura de l’efficacité du fenugrec par une petite recherche sur Internet. Ces oublis étaient certainement dus au surmenage et au stress, ou c’était peut-être le choc de l’accident. Sa femme n’était pas sérieuse lorsqu’elle liait cela à la vieillesse. D’ailleurs il n’a que 41 ans. « Tout s’arrangera très bientôt. Voici approcher les vacances du printemps, j’irai changer l’air avec ma petite famille et reposer mes nerfs. »

Le lendemain matin, en consultant son courrier électronique, il tomba sur un message venu d’un inconnu. Il l’ouvrit et lut un très beau poème signé par l’un de ses élèves. Toutes les recommandations qu’il répétait inlassablement à propos la versification sont respectées. C’était magnifique ! le pouvoir magique des vers eut en lui un effet euphorisant. Il s’arrêta un instant sur la dédicace : « pour toi mon professeur »

Un sentiment de plaisir mêlé de satisfaction remplit son cœur. Il oublia complètement le mauvais sang, le stress, le mauvais accueil du responsable, le retour à ce village maudit, les prélèvements du salaire…

Seuls nos élèves détiennent la clé de notre guérison, se dit-il. Ils sont les seules créatures qui nous valorisent dans cette société ingrate. Ils nous rappellent notre mission noble d’éclairer les esprits et de faire régner la raison et l’amour sur terre. Ils sont vraiment naïfs et bons ces ados. Il faut seulement les traiter avec patience et bienveillance.

Une classe qu’il devait quitter l’an dernier le priait de rester. Une de ses élèves lui lança dans une voix tremblante, avec des larmes aux yeux :

« Vous allez nous abandonner monsieur ; alors pourquoi vous avez été très bon avec nous ? Nous sommes très attachés à vous, c’est injuste ! »

Il resta interdit un instant, prêtant l’oreille à cette fille, dans un silence religieux. Il ne savait que répondre car il avait toujours apprécié la lucidité de cette élève très dynamique. Il retint difficilement ses larmes et répliqua en s’adressant à toute la classe : « Vous aussi vous allez me manquer. Je vous ai aimés comme mes enfants. Vous avez fait un grand progrès en français. Les fautes d’orthographes et les barbarismes ont presque disparus dans vos écrits… et je suis fier de vous. Mais pensez aussi à moi ; je ne peux plus supporter la navette. Cela fait 19 ans que je suis loin de mes enfants ».

Il quitta ce souvenir et revint au poème affiché sur l’écran de son ordinateur. Il comptait et recomptait le nombre des syllabes dans chaque vers. C’était bien des octosyllabes :

Dans le jardin, il y a des fleurs

J’y joue avec ma petite sœur

Je chante comme un grand chanteur

Mais quand la nuit tombe j’ai peur

Je cueille vite une belle fleur

Et je regagne ma demeure.

Le charme des mots bien agencés et la recherche de la rime le subjuguèrent. Le style innocent de son élève le rajeunit. Ces cancres dont les collègues se plaignent en voiture tout le long du trajet, parviennent avec lui à produire de tels textes ! C’est merveilleux !

Un sourire s’affichait sur ses lèvres chaque fois qu’il se rappelait des phrases puisées dans les fameux devoirs de ses élèves, du genre « les homes il a aller au filaje »…Un progrès incroyable! L’amour de ses élèves le fortifiait et lui donnait le courage de poursuivre le chemin, de remplir sa mission, de « marcher, la lampe en main ». Il attendait la reprise des cours avec impatience.


Mohamed ES SBAI

Oujda, le 01/02/2007

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1 Comment

  1. OUAFAA
    17/10/2007 at 23:30

    c’est garce à l’amour de nos élèves qu ‘on a parfois le courage de continuer à travailler sérieusements malgrè l’age les maladies et le stress puisque DIEU merci on constate le niveau de nos élèves qui devient excélent grace à nos efforts

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